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Cérémonie commémorative du 28 avril 2019

Journée du souvenir aux Victimes et aux Héros de la déportation

Allocution de M. François-Xavier PRIOLLAUD

Maire de Louviers
Vice-Président de la Région Normandie

Maire de Louviers Dimanche 28 avril 2019

Seul le prononcé fait foi

Monsieur le Conseiller départemental,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs représentant les Autorités civiles et militaires,
Madame et Messieurs les Présidents d’associations patriotiques,
Madame et Messieurs les porte-drapeaux,
Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis ce matin en souvenir des victimes et des héros de la déportation.

Depuis la loi du 14 avril 1954, le dernier dimanche d’avril est en effet consacré à l’hommage de la Nation aux victimes de la déportation et morts dans les camps de concentration du IIIe Reich. J’ai souhaité, depuis mon élection, qu’une commémoration se tienne désormais chaque année à Louviers. J’attache à cette cérémonie une importance particulière ; et cette année, plutôt que de vous lire un discours, je voudrais vous livrer un témoignage.

Il y a trois mois, c’était à la fin du mois de janvier, je me suis rendu dans le camp d’Auschwitz-Birkenau. J’y ai accompagné 150 lycéens et apprentis de Normandie pour un voyage d’étude dans le cadre d’un programme pédagogique organisé chaque année par la Région Normandie avec le Mémorial de la Shoah.

J’avais jusqu’alors une connaissance académique de la déportation. Mais ce voyage à travers le temps, à cet endroit même où 2,5 millions de personnes ont été assassinées, m’a bouleversé ; il m’a profondément marqué et plus que n’importe quel livre, il m’a permis de commencer à comprendre l’incompréhensible et de mettre des mots sur l’indicible.

Si je vous livre aujourd’hui ce témoignage, c’est parce que j’ai eu le privilège de faire ce déplacement aux côtés d’une rescapée des camps de la mort ; je devrais dire d’une « revenante ». Ginette Kolinka fait partie des très rares survivants du camp d’extermination de Birkenau. En ce mois de mars 1944, elle vient d’avoir 19 ans lorsqu’elle est arrêtée dans le Sud de la France avec son père et son jeune frère Gilbert. Après être passée par la prison d’Avignon puis celle des Beaumettes à Marseille, Ginette est envoyée à Drancy. Drancy c’est l’antichambre de la mort ; mais à ce moment-là, elle ne le sait pas. Tout comme Ginette m’expliquera plus tard que les déportés qui étaient envoyés dans les chambres à gaz ne savaient pas où leurs bourreaux les emmenaient, pour éviter les scènes de panique. Les nazis avaient cette perversité ultime.

L’enfer des camps commençait à la gare de Bobigny. Plusieurs jours et plusieurs nuits d’un effroyable voyage, entassés, sans air, sans nourriture, avec un pot à se partager pour faire ses besoins.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’ouverture des portes des wagons à bestiaux sur le quai de Birkenau fut d’abord vécue comme un soulagement ; une bouffée d’oxygène et d’air frais, qui fit illusion… quelques instants ; comme si la mort s’éloignait ; alors qu’elle occupait en ce lieu la totalité du temps et de l’espace.

Wagon sur les rails

Ginette Kolinka va passer 15 mois en déportation où elle côtoya son amie Simone Jacob, plus tard, Simone Veil.

Aujourd’hui à Birkenau, la mort est omniprésente et en même temps comme insaisissable. Car finalement, pour voir ou pour percevoir, il faut fermer les yeux. C’est la recommandation que m’avait fait Ginette avant d’entrer dans le camp. J’ai écouté son conseil et j’ai fermé les yeux pour entendre les bruits, pour sentir les odeurs, pour me représenter l’inimaginable.

Ce camp, ce fut la plus grande scène de crime qui ait jamais existé. C’est le plus grand cimetière au monde et pourtant, on n’y trouve pas une seule tombe. Des millions de morts, et pas une seule tombe.

Les Nazis ont mis toute la puissance de leur imagination au service de leur haine, alors pourtant que la haine n’est qu’une défaite de l’imagination. Ils ont industrialisé leur soif de déshumanisation. Les juifs n’étaient pas traités comme des sous-hommes ; ils étaient tout simplement privés de leur humanité. Ginette n’a pas le souvenir de s’être lavée une seule fois à Birkenau ; affamée, elle a mangé de l’herbe, comme du bétail. Assoiffée, elle n’a eu d’autre choix que de boire son urine. Il fallait réussir à garder quelques forces, à éviter ou à cacher les maladies, car celles et ceux qui étaient jugés trop faibles partaient à l’abattoir… je veux parler de la chambre à gaz.

Ginette Kolinka a mis du temps à retourner à Birkenau, au début des années 2000 ; et pendant de très longues années, elle s’est refusée à partager son histoire avec sa famille. Ce qui est saisissant quand on parle avec elle, c’est son détachement ; son absence totale d’émotion, du moins en apparence. Car Ginette ne s’est jamais remise d’avoir dit à son père et son petit frère, à leur arrivée à Birkenau, épuisés par le voyage, de prendre le camion. Ce camion qui allait les conduire tout droit vers la mort.

À son retour des camps, Ginette n’avait même plus la force d’avoir des larmes quand elle a retrouvé sa mère dans leur appartement parisien. Elle se sent toujours coupable de lui avoir annoncé, sans autre précaution, la mort de son mari et de son fils. Ce sentiment de culpabilité ne la quitte pas, elle, la victime de la pire barbarie de l’humanité.

Cette barbarie, Ginette en parle avec une précision de chaque instant. Ses souvenirs sont des preuves. Sa parole est un legs.

Mesdames et Messieurs,

Aujourd’hui, Ginette Kolinka a 94 ans. Elle est rayonnante de vie ; pleine d’humour et d’énergie. Les séquelles physiques et morales sont bien sûr indélébiles ; mais elle a cette pudeur de ne rien montrer. Sa force et cette résilience, Ginette les puise dans sa volonté inaltérable de transmission ; une transmission qui nous engage car Ginette Kolinka, comme d’autres rescapés, parle pour que nous parlions à notre tour. Parce que nous sommes désormais les témoins des témoins, se taire devient une faute. Une enquête récente révèle que 21% des Français âgés de 18 à 34 ans n’ont jamais entendu parler de l’Holocauste. C’est dramatique, mais ce n’est pas une fatalité.

Alors il faut parler, encore parler, toujours parler pour ne jamais laisser prospérer ce terreau de l’ignorance qui porte en lui les germes de l’oubli.

C’est pour cela que je tenais à vous parler ainsi ce matin ; parce que notre mémoire, c’est notre avenir.

Vive la République,
Vive l’Europe libre et Vive la France.